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Prémisses / Éclats d’enfance

Ceci n’est pas un journal
Ce livre n’est ni un journal, ni un album de famille dans lequel les images seraient disposées chronologiquement. Il ne s’agit pas non plus de photos retrouvées dans une boîte en carton qui aurait été oubliée au fond d’un tiroir. Ces images racontent, même sans légende, même si leurs séquences sont organisées de façon très libre : au fil des pages, on avance dans le temps puis on revient en arrière et l’on découvre ainsi, dans le désordre, différents épisodes d’une enfance en apparence douce et heureuse.

L’œuvre du temps
Le livre traduit le regard tendre et admiratif qu’un père porte sur sa fille et à travers elle, sur le monde de l’enfance ; mais il écrit aussi en filigranes l’histoire d’une petite fille qui va progressivement entrer dans l’adolescence. Une fois la dernière page du livre tournée et celui-ci refermé, le lecteur ne peut que mesurer l’oeuvre incontournable et irréversible du temps.

Le temps intérieur
Au lycée, un professeur de littérature nous rappelait sans cesse cette distinction entre le temps des pendules et le temps intérieur. Le temps intérieur est celui de la création et de la subjectivité : en l’occurrence le rythme personnel et intime sur lequel, en construisant les séquences de son livre, le photographe revit rétrospectivement et par fragments des épisodes de son existence de père. Mais l’épisode de sa paternité fait écho, de façon plus intime et plus intérieure encore, à celui de sa propre enfance.

La séparation
La relation de ces deux êtres, père et fille, telle qu’on l’imagine en découvrant ici les propos du photographe, est d’autant plus intense et riche qu’ils vivent une partie du temps séparés. Chaque retrouvaille est de ce fait infiniment précieuse. La pratique de la photographie accompagne ces instants de bonheur, ces moments d’exception. Ils sont d’autant plus forts que les rencontres se font souvent pendant les vacances, l’esprit libéré de toutes contraintes du quotidien. L’image sublime ces instants, mais ce n’est pas là sa seule dimension.

L’absence d’image
L’absence d’image est synonyme d’éloignement provisoire ; mais parfois aussi d’un refus de se faire photographier, comme c’est souvent le cas chez les adolescents. Ce livre dit également à certains endroits le désir des enfants de s’abstraire du monde des adultes, de prendre de la distance. L’enfant grandit, les images tendent à se raréfier. Cela aussi est irréversible.

L’amour du père
Faire une image permet de garder une trace : la photographie est l’instrument de cet exercice perdu d’avance et qui consiste à tenter de retenir le temps. Mais elle est aussi un prétexte : le père dit son amour à travers l’acte photographique. Chaque prise de vue est traversée par ce sentiment. Faut-il alors en déduire que l’absence de photographie, qui équivaut pour le père à l’absence de l’enfant aimé, engendre de la douleur ? On l’imagine aisément.

Le vrai sujet du livre
Quel est-il en fin de compte ? Le photographe ? Sa fille ? Autant de questions qui en suggèrent d’autres : ce livre peut-il être qualifié d’autobiographie ou tout simplement de célébration de l’enfance ? Ne met-il pas surtout en valeur un dialogue entre deux êtres par le biais de la photographie ? Les images témoignent des nombreux regards qui peuvent s’échanger. Mais passent également de main en main ces petits carrés de surface sensible sur lesquels se révèlent les photographies, sous les yeux de l’enfant émerveillé. De l’instant photographié à la photographie instantanée. Il y a l’instant retenu par la photographie, mais il y a aussi l’image qui apparaît instantanément et que l’on doit au Polaroid, l’instant camera. Ce procédé, le photographe a choisi de le dédier aux images qu’il fait de sa fille. Sans doute parce qu’il a quelque chose de magique, donc de ludique, et qu’il amplifie le plaisir du moment partagé. L’image tout juste matérialisée et qui circule immédiatement entre lui et sa fille – parfois accompagnée d’une amie complice -, en entraîne souvent une autre. De sorte que les protagonistes se prennent au jeu et le procédé vient à modifier sensiblement les rôles. La petite fille acquiert de l’assurance, devient plus audacieuse, plus inventive, quand le père de son côté s’affranchit d’une tâche qui consisterait uniquement à enregistrer les scènes se déroulant sous ses yeux.

La couleur du Polaroid
Si cette matérialisation immédiate de l’image s’est aujourd’hui généralisée et banalisée avec la photographie numérique, le Polaroid possède en revanche une qualité qui lui est propre et dont le photographe a su ici tirer pleinement parti : le rendu particulier des couleurs qu’aucune autre chimie photographique permet d’obtenir.

La fabrique de l’œuvre
Le père cède le pas au photographe, de même que la petite fille s’émancipe, prend des libertés devant l’objectif pour parfois sortir du cadre. Un projet artistique émerge et mûrit au fur et à mesure que les images s’accumulent. Aux portraits et autres scènes de l’enfance se mêlent des paysages de vacances – des bords de mer -, des espaces laissés vides mais où règne encore l’atmosphère du jeu, des objets qui en portent la trace. Le témoignage d’un vécu se mue peu à peu en une expérience artistique entremêlant ces différents motifs. Et le livre qui va naître de cet ensemble de prises de vue prend la dimension d’une oeuvre en même temps qu’il acquiert son autonomie. L’objet se libère en quelque sorte de l’auteur et des protagonistes de l’histoire qui est racontée : la photographie n’est plus seulement regardée pour son lien avec des êtres, des circonstances et des lieux particuliers. Elle nous parle aussi de l’enfance en général. C’est alors au spectateur ou à la spectatrice des images de s’approprier cette histoire, de s’identifier au père ou à sa fille, de se laisser gagner par la tendresse et la fragilité de ce monde.

Un art de la photographie de famille
Sans en être pour autant une réplique, ce livre renvoie aux oeuvres de photographes qui ont fait de leur entourage familial un objet d’exploration et de création artistique. Les Bernard Plossu, Max Pam et Machiel Botman. Ou dans la génération qui suit : les Patrick Taberna et Daniel Challe. Au delà du lien de parenté, cette petite fille qui grandit finit par jouer pour le père photographe le rôle d’une muse inspiratrice d’images. Chacune de ses apparitions est l’occasion d’une nouvelle série de clichés qui naissent spontanément, instinctivement, ou bien de façon plus concertée. Lorsque les circonstances le permettent et semblent laisser au photographe davantage de temps pour élaborer une image, tout ce qui touche à la composition, à la lumière et aux couleurs retient sans aucun doute plus encore son attention. Mais de ce livre se dégage surtout l’impression d’une photographie directe, « instantanée », relativement peu préméditée, et qui laisse même une place au hasard ainsi qu’aux accidents d’ordre technique.

Le livre comme offrande
Les mots muse et musique sont étroitement liés. Johann Sebastian Bach compose en 1747 une oeuvre pour le roi Frédéric II de Prusse qu’il intitule L’Offrande Musicale. Elle est conçue en réponse au roi, autour d’un thème que celui-ci, grand amateur de musique, avait soumis au compositeur. Il y a en fin de compte dans ce livre quelque chose qui s’apparente à cet échange musical : l’enfant donne le ton, le photographe en retour met en musique. Le livre peut être regardé comme une offrande du père à sa fille ; mais au delà de cette offrande, c’est une célébration du temps joyeux de l’enfance dont la photographie préserve des éclats.

Gabriel Bauret

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