Le bruit et la stupeur
Vingt-quatre ans après avoir visité et photographié pour la première fois S-21, cette terrible prison khmère rouge transformée en Musée du génocide cambodgien à Phnom Penh, je suis retourné en 2018, dans ce lieu si chargé en émotion, où environ 18 000 hommes, femmes et enfants ont été exécutés. Cette émotion originelle avait donné lieu à une série photographique exposée à de multiples reprises et à la publication d’un livre, Témoin S-21, aux éditions Le Bec en l’air, en 2008. Y revenir une nouvelle fois fut comme gratter une cicatrice et raviver une douleur jamais oubliée.
J’ai découvert une petite salle d’une dizaine de mètres carrés nouvellement aménagée avec un simple paper-board offert aux visiteurs pour qu’ils puissent déposer quelques mots.
Les mots comme l’émotion ont débordé du cadre qui leur était réservé, remplissant tout l’espace, des murs au plafond. L’extraordinaire bruit des murs se substitue alors au silence assourdissant du lieu.
J’ai retrouvé dans les yeux des visiteurs ce trouble et la sidération qui furent et sont toujours les miens. J’ai alors voulu saisir cette sorte de stupeur qui fige leur regard, pèse sur leur corps tout entier. J’ai cherché à comprendre ce qui, en ce lieu, à l’encontre de tout ce qui nous différencie, parvient à nous unir.
Comme un exutoire au choc provoqué par la visite, les inscriptions sont une façon de marquer son passage en ce lieu. Et les murs pareils à ceux des réseaux sociaux permettent de réagir, d’afficher ses sentiments de manière impulsive.
Les graffitis de cette salle à S-21 m’en rappelaient d’autres que j’avais photographiés dix ans auparavant, inscrits avec rage sur des portraits de dignitaires Khmers rouges présentés dans une exposition sur l’histoire du génocide au sein de S-21. Ces photos, suscitant haine et dégoût, avaient paru insupportables à certains visiteurs qui les avaient littéralement couvertes d’injures. Cette exposition a été démontée et la petite salle des graffitis a été fermée depuis. Ont-ils été effacés ?
La tristesse, la souffrance, le ressenti ont, de tout temps, eu besoin de s’exprimer. Il faut aussi se remémorer que certaines inscriptions ou certains dessins que l’on découvre les murs de S-21 ont, en premier lieu, été gravés par les prisonniers des Khmers rouges à l’aide d’outils de fortune ou avec leurs ongles, dans une forme de résistance à la violence de leurs geôliers et à la barbarie du régime tout entier. Ces ultimes messages leur donnaient à espérer qu’une trace de leur passage dans ce lieu de souffrance subsisterait après leur mort et qu’ils ne seraient pas totalement oubliés.
S-21 est un palimpseste historique. Lycée devenu centre de torture sous les Khmers rouges puis Musée du génocide, les traces des élèves et des enseignants ont été en partie recouvertes par celles des tortionnaires et des prisonniers puis, enfin, par celles de l’institution et des visiteurs du musée. Mais ce lieu de mort est aussi un lieu vivant où l’histoire continue de s’écrire.
Dominique Mérigard, 2021