Le fil des éléments
Lorsqu’en sortant de Porto, on avance vers l’intérieur, à travers les montagnes, sous un ciel plus familier à ceux qui ont lu les poèmes de Teixeira de Pascoaes, le pays change. Le paysage est enveloppé de cette mythologie personnelle où se mélangent la religiosité de Millet et la violence paysanne de Courbet. Il devient plus austère et plus rude, sans pour cela devenir agressif ou inhospitalier. Et on ne sait rien d’autre sinon que plus on avance, plus on sort de nos habitudes, et que l’on se trouve devant un univers auquel on n’appartiendra jamais – ce que les romans d’Agustina Bessa-Luís nous expliquent mieux que tout. Les êtres et les maisons qui nous attirent gardent ce secret n’appartenant qu’à eux et que nous ne pouvons qu’interroger jusqu’à ce que la réponse tombe avec la nuit, donnant alors à ce monde la majesté que les grandes villes nous ont fait oublier. Tout au long de cette route, on devine une présence qui nous donne la sensation bizarre d’avancer à contre-courant : il s’agit du fleuve Douro, qui serpente dans les collines un peu plus au sud et dont le dessin baroque témoigne d’un art que seule l’eau connaît. Ce voyage suffit pour s’apercevoir que ce pays est celui du regard. Tout ce que l’on peut imaginer à travers les mots, les descriptions, la littérature, ne remplacera jamais l’aspect physique de cette région ; et il faut ce contact charnel pour que l’on se sente imprégné de l’esprit de la terre dont les confins les plus sauvages, de l’intérieur vers la frontière espagnole, ont trouvé place dans les contes de Miguel Torga le chantre épique d’une époque de douleur et de tragédie, pour un peuple isolé des lois de l’homme, encerclé par l’hiver et les loups. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ces routes, qui nous conduisent rapidement vers des villages et des villes où l’on voit la nécessité du confort s’imposer, souvent, au détriment du bon goût et de la tradition, sont le signe d’un changement qui a mis fin à l’isolement des populations. Cependant, les vestiges de ce passé, où la lutte contre les éléments faisait partie de la vie quotidienne, demeurent à la surface des champs et des visages ; et le photographe a réussi à capter cette force, relevant le défi de saisir ce qu’est la part de l’étranger dans un monde qui ne lui appartient pas. Un des aspects les plus intéressants de ce parcours à travers les images qui nous sont données est la présence d’un rituel qui ordonne les champs, les gestes, les visages, les vestiges d’une vie rurale où, cependant, ne subsiste rien d’autre que l’impression que le hasard n’appartient pas à cet univers. Ce qu’Agustina a appelé le principe de l’incertitude? est le tribut que l’on doit payer à la modernité. On sait que cette modernité n’effacera jamais les traces qui nous sont montrées dans ce travail, et que le corps tourné de cette femme qui regarde vers un point qui nous échappe, avec ses longs cheveux qui se confondent, à première vue, avec les ailes d’un ange paysan (même si, après, on ressent le poids de la terre qui ré-équilibre le dynamisme métaphysique de cette première impression) se confond avec celui de l’ange gardien qui aurait pu s’être échappé d’une légende populaire. C’est que nous sommes devant un récit. Chaque photographie nous donne les signes de cette histoire qui a nourri l’imaginaire des écrivains que j’ai cités – Pascoaes, Torga, Agustina. On écoute les voix que l’on croyait perdues dans la mémoire des ancêtres. Cette voix, aujourd’hui, a l’accent de ceux qui, peut-être, n’ont aucun souvenir de ce fil que les changements du présent ont rompu. Quelque chose reste, néanmoins, de ce passé et Dominique Mérigard nous donne à voir le travail du temps sur le monde : en remontant le fleuve, on suit ses gestes qui essaient de voler à ce travail son secret. Nous allons vers la source ; mais à chaque pas on est arrêté par les images qui nous fixent dans un segment de ce temps qui s’est arrêté lui aussi comme pour nous faire oublier ce qu’il nous vole. La vie est là, dans les visages et les corps des êtres, comme dans la nature qui leur sert de décor pour, l’instant d’après, prendre leur place et devenir le grand protagoniste de cette histoire où l’air et la terre, le feu et l’eau, deviennent aussi les pôles de la nôtre. Et, là, tout s’arrête. La sirène, posée sur l’eau du lac reflétant la façade du Palais de Mateus, à Vila Real, ne chante plus mais a trouvé un écho stylisé dans la colonne qui pointe vers le ciel. Aujourd’hui, les hommes et les femmes qui ont repris son chant nous obligent encore à les suivre. Si on le fait, à travers le regard qui a ouvert les jours et les nuits de ce paysage, on pourra se confondre avec eux, entrer dans la vérité de ce chant immémorial et n’être plus un étranger pour les éléments qui nous accueillent.
Nuno Júdice