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Les hors-champs de l’Histoire
Mémoires d’Algérie, 1954-1962

La mémoire vient se loger dans de menus objets, une carte postale, quelques mots griffonnés sur un bout de papier, des photographies jaunies. Pour reconstituer l’histoire, il manque souvent une date, un nom, l’indication du lieu précis où a été prise une photographie, alors il faut faire parler les indices, mener l’enquête.

Après le décès de mon oncle Charles, j’ai découvert des parcelles de son histoire, celle qui concerne les mois qu’il a passés comme appelé en Algérie. Mes sentiments étaient partagés. J’avais la volonté de comprendre mais aussi de ne pas juger. Seulement, je ne pouvais pas me contenter de refermer l’album et de faire comme si je n’avais rien vu, rien éprouvé. La nécessité intérieure de questionner ces traces commençait son travail. Mon rejet de cette période et mon intérêt pour elle entraient en conflit.

C’est à peu près dans le même temps que Julien, un voisin dans le village de mon enfance, a commencé à me parler de sa guerre d’Algérie. Cela a piqué ma curiosité. Je me suis alors senti investi d’une mission : recueillir le récit de cet homme de plus de 80 ans avant qu’il ne disparaisse. Depuis, à chaque fois que je lui rends visite, il évoque avec ardeur ses dix-huit mois passés à Bouzina dans les Aurès. Je crois qu’il a besoin de se confier, mais personne n’est prêt à l’écouter. Je l’enregistre pendant des heures. Il me raconte ce qui a certainement été la grande aventure de sa vie.

D’autres hommes de mon village ont aussi participé à la guerre d’Algérie, et papa Jean, qui m’a élevé jusqu’à mes 12 ans, était de ceux-là. Je l’avais presque oublié.

Ils ont en commun d’avoir rapporté de leur séjour de nombreuses photographies.

Leurs images doivent ressembler à toutes celles réalisées par les conscrits en Algérie entre 1954 et 1962 destinées à leur famille, prises pour enregistrer la singularité du paysage, pour se remémorer, plus tard. Elles ne nous disent rien des événements, elles ne lèvent pas le voile sur ce qui s’est joué dans ces années-là. Les corps semblent être mis en scène. La guerre est hors champ, comme si ce n’était qu’un entraînement ou même qu’elle n’avait jamais eu lieu. Les photographies ne disent rien de l’ennui, des jours que l’on raye sur un calvaire patiemment tracé au crayon Bic, de la solitude intérieure, des moments de découragement.

Cette histoire me fascine et je veux comprendre le silence de ceux qui en ont été les acteurs. J’enregistre, je collecte des photos qu’ils ont prises, des archives ou des objets qu’ils ont rapportés. Les photographies semblent inspirées par la beauté du paysage, par l’exotisme des lieux et des personnes, par le plaisir de garder un souvenir, par la nécessité de documenter. Il s’agit maintenant pour moi de soumettre ces traces à la question. Je les interroge, je les manipule, j’essaye de les faire parler. Il y a la surface des images, mais il y a aussi les séquelles cachées. Chacun me dit que ceux qui en sont revenus n’étaient plus les mêmes. Tout le vécu a été rangé dans un endroit secret auquel les autres n’avaient pas accès. Aujourd’hui encore, ils portent la cicatrice de cette blessure psychique. Il est difficile d’imaginer ce qu’a été le quotidien de ces jeunes hommes pendant cette période, mais ce que je lis, vois ou entends, dans les livres, les films, les documentaires, me sidère. Je me retrouve désormais gardien d’une mémoire en surcis.


Dominique Mérigard, 2023

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